S’il existe un consensus assez fort pour suggérer que le berceau de la famille sino-tibétaine se situe dans le bassin du Fleuve Jaune, et que les cultures de Peiligang (裴李岗)/ Cishan (磁山) (6500-5000 av.n.ère) et Yangshao (仰韶) (5000-3000 av.n.ère) représentent très probablement les populations proto-sino-tibétaines (Sagart et al. 2019, Zhang et al. 2019, Bellwood 2024, Bradley et al. 2025), cette idée va à l’encontre de l’observation que la diversité linguistique au sein de la famille Sino-tibétaine est bien supérieure en Inde du Nord-Est et au Népal à celle de l’ensemble de la Chine. Blench et Post (2014) refusent l’idée d’une Urheimat en Chine du nord, et affirment que le sino-tibétain s’est diversifié en Inde du Nord-Est, et qu’une sous-branche de la famille, ancestrale aux chinois, au tibétain et au birmo-rgyalronguique, aurait ensuite effectué une migration vers la Chine du nord. Ils refusent l’hypothèse d’expansion démique du sino-tibétain, et proposent que les proto-sino-tibétains ne connaissaient pas la culture des millets, mais basaient leur alimentation sur le sagou.
L’idée de Blench et Post pose de nombreux problèmes: l’absence de la moindre preuve d’une migration depuis l’Inde du Nord-Est vers la Chine du Nord durant le Néolithique, l’idée que les peuples de l’Inde du Nord Est ne pratiquant pas l’agriculture ne l’auraient jamais pratiqué, et la question épineuse de la vraisemblance de l’adoption de l’agriculture par les chasseurs-cueilleurs.
Dans Jacques et Stevens (2024), nous discutons ces différents objections à Blench et Post (2014), et étudions différents indices pouvant potentiellement être associés à des migrations de locuteurs de langues sino-tibétaines, dont les deux millets (Panicum milliaceum et Setaria italica), les pêches et les abricots, les couteaux à céréales en pierre, et les bêches/herminettes épaulées en pierre.
Parmi ces différents indices archéologiques, les couteaux à céréales en pierre sont l’un des plus informatifs. Ils apparaissent dans des sites de la culture de Yangshao vers 4600 avant notre ère. Originellement liés à l’agriculture du millet, ils sont adoptés ensuite dans des cultures du bassin du Yangtzé (Liangzhu 良渚, 3300-2300 av.n.è.), et arrivent à Taiwan avec le début du Néolithique vers 2800 av.n.è. Vers l’est, ils s’étendent avec la culture de Majiayao (马家窑, 3300-2000 av.n.è) vers le Nord-Est du Sichuan, le district actuel de Rngaba, où sont parlées les langues rgyalronguiques. Ce n’est qu’un millénaire plus tard qu’ils arrivent avec l’agriculture dans la plaine de Chengdu. Depuis les sites de Rngaba comme Yingpanshan (营盘山, 3300 av.n.è.), les couteaux à céréales sont transmis jusqu’au Tibet oriental, notamment au site de Mkhar-ro (卡若, 2700-2400 av.n.ère), où ils servent à la récolte du millet: Yang (2024) montre d’ailleurs au moyen d’une étude isotopique que les cochons à Mkhar-ro et à Laphob, un autre site de la même époque sur le plateau tibétain, étaient nourris essentiellement avec des plantes C4, très probablement le millet.
Le millénaire suivant, ils parviennent jusqu’au Cachemire et au Swat, dans des régions peu éloignées de celles où les langues ouest-himalayenne et tibétaines sont parlées de nos jours.
Au moins dans leur transmission vers l’ouest, les couteaux à céréales semblent bien être un indice d’une expansion démique (Lu 2014), très probablement associée à celle des locuteurs de langues sino-tibétaines.
La figure 1, tirée de Jacques et Stevens (2024), montre l’expansion des couteaux à céréales. Ces données ont été compilées à partir de l’article de Luo (2004), auquel nous avons ajouté les sites hors de Chine et les sites plus récemment publiés.

Figure 1: Expansion des couteaux à céréales en pierre du Néolithique jusqu’à l’époque Han (Jacques et Stevens 2024)
Outre cette route trans-himalayenne, une autre route de transmission de langues sino-tibétaines est possible, à travers le Yunnan, le nord de la Birmanie, jusqu’en Inde du Nord-Est. Au vu de la diversité des langues de cette région, la seule hypothèse possible est que de multiples migrations ont eu lieu, et il n’y a guère que la route trans-himalayenne et la route Yunnan-Inde qui peuvent être considérées.
Concernant la seconde, les rares sites néolithique de l’Inde du Nord-Est étudiés, tels que Daojali Hading en Assam, n’ont pas révélé pour le moment de couteaux à céréales. En Birmanie, la plus ancienne date de carbonne 14 du site néolithique de Halin (ဟန်လင်း) remonte à approximativement 2500 av.n.ère, ce qui est très proche de la date de Baiyangcun (白羊村) au Yunnan (2650-1690 av.n.è.) et suggère une migration rapide du Yunnan vers la Birmanie au troisième millénnaire. En outre, une étude génétique sur Oakaie (အုတ်အိုင်), un autre site néolithique de Birmanie, suggère une relation avec les peuples de langues sino-tibétaines plutôt qu’austroasiatique (Lipson 2018). Néanmoins, pour le moment aucun couteau à céréale n’a été découvert en Birmanie, ce qui est assez étonnant étant donné qu’ils sont très fréquent au Yunnan du troisième au premier millénaires avant notre ère.
Néanmoins, il est possible que des sites néolithiques encore inconnus, situés plus au nord de la Birmanie, révèlent un jour des couteaux à céréales. Malheureusement, le coup d’état en Birmanie en 2021 a mis fin aux études archéologiques dans ce pays, et placé les archéologues birmans co-auteurs des publications cités dans une situation précaire, voire dangereuse.
Références
Bellwood, Peter 2024. Archaeogenetics: Tracing ancient migrations from the Yellow River Curr. Biol. (34), pp. 16-35
Blench, Roger and Post Mark W. 2014. Rethinking Sino-Tibetan phylogeny from the perspective of North East Indian languages, Hill Nathan W., Owen-Smith Thomas (Eds.), Trans-Himalayan Linguistics, Mouton de Gruyter, Berlin, pp. 71-104.
Bradley David, Liu Li, Ning Chao, Martello Rita Dal 2025. Sino-tibetan Archaeolinguistics.Robbeets Martine, Hudson Mark (Eds.), Oxford Handbook of Archaeology and Language, Oxford University Press.
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Lipson, Mark et al. 2018. Ancient genomes document multiple waves of migration in Southeast Asian prehistory. Science 361,92-95 .DOI:10.1126/science.aat3188
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Sagart Laurent, Jacques Guillaume, Lai Yunfan, Ryder Robin J., Thouzeau Valentin, Greenhill Simon J., List Johann-Mattis 2019. Dated language phylogenies shed light on the ancestry of Sino-Tibetan, PNAS 116 (21), pp. 10317-10322, 10.1073/pnas.1817972116
Willis, Anna, Baptiste Pradier, Laura Rogers, Siân Halcrow, Torsten Kleffmann, Joe Cali, Dafne Koutamanis, Brandon Mahan, Alex McCoy-West, U. Saw Naing Oo, Daw Kay Thwe OoandT. O. Pryce. 2025. Living in the middle of the edge: an insight into ancient subsistence practices in Myanmar. Archaeological and Anthropological Sciences 17(7). 150. doi:10.1007/s12520-025-02265-9.
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Zhang Menghan, Yan Shi, Pan Wuyun, Jin Li 2019. Phylogenetic evidence for Sino-Tibetan origin in northern China in the Late Neolithic Nature, 569, pp. 112-115


